Dans son livre-Mémoires intitulé “Vicissitudes de la vie d’un militant du Tiers-Monde” publié en 1986 à Publisud, Mamadou Dia donne sa version des événements du 17 décembre 1962. En ce jour anniversaire de cet épisode douloureux de notre histoire politique, nous avons choisi de donner “la parole” à l’un des acteurs principaux qui raconte ici son procès. Plusieurs autres versions des événements de décembre 1962 ont été, par ailleurs, livrés par des acteurs-clés comme Maguette Lô ou Ousmane Camara, le Procureur général, lors du procès. “Le procès, autant qu’il me souvienne, a duré cinq jours. Je dois dire, aussi, à la décharge du magistrat sénégalais (Ousmane Goudiam) qui présidait le procès qu’il a respecté les droits de la défense. Les avocats ont pu librement parler ; et les accusés que nous étions ont pu, également, s’exprimer librement. Sauf sur un point qui a été soulevé d’entrée de jeu, quand nos avocats ont déposé une motion récusant les députés qui ont voté l’acte d’accusation contre nous, et que nous retrouvions comme juges. (…) La Haute Cour, bien sûr-qui était constituée par ces mêmes députés- a, à peine daigné examiner cette requête et l’a immédiatement rejetée. La Cour comptait des députés, au nombre de douze, et un seul magistrat : le Président Ousmane Goudiam. Des députés : Abbas Guèye, Ansou Mendiant, Théophile Jams, Mady Cissokho, Alioune Niang, Amadou Gorgui Samb, comme juges titulaires. Les juges suppléants étaient : Etienne Carvallo, Ndongo Malick Fall, Oumar Mbacké, Macodou Ndiaye, Sanoussi Noba et Ibra Abdoulaye Thiaw. Le Procureur général en était Ousmane Camara. Le procès a commencé par la lecture de l’acte d’accusation Je n’ai pas été surpris, car la presse en avait déjà publié l’essentiel. J’étais accusé : “d’avoir porté atteinte à la sûreté de l’Etat, d’avoir procédé à des arrestations arbitraires, d’avoir requis la force publique pour m’opposer à l’exécution des lois et des dispositions légales. Ibrahima Sarr, Valdiodio Ndiaye, Joseph Mbaye et Alioune Tall étaient accusés de complicité à des degrés divers. Parmi les témoignages particulièrement importants qui ont été entendus à ce procès, je dois noter celle de François Perroux qui est venu de l’autre côté de l’Atlantique où il se trouvait. (…) Ce témoignage a été bouleversant. Il ne pouvait pas modifier, bien sûr, la décison de la Haute Cour qui avait été arrêtée, à l’avance, mais, je crois, qu’il a fait impression. Tout aussi remarquable a été le témoignage écrit du Père Lebret. D’autres témoignages sont arrivés, à l’issue du procès, notamment celui de Monnerville. (…) Il l’avait envoyé à Lamine Guèye et s’est étonné que ce dernier n’ait pas cru devoir transmettre son texte à la Haute Cour. (…) Au cours du procès, d’autres témoins directs sont intervenus: des camarades de parti comme Adama Cissé. C’est moi même qui ai demandé qu’on abrège cette succession de témoignages à décharge. Ce qui a été particulièrement important, c’est le témoignage des acteurs directs. Le Général Alfred Diallo lui-même (colonel, à l’époque) n’a rien établi qui puisse être retenu comme charge contre nous. Le Général Fall est intervenu avec beaucoup de dignité. Il venait, justement, d’être l’objet d’une sanction de la part du Chef de l’Etat. Il était souffrant. Il était quand même venu à la barre, une jambe dans le plâtre. Quand on lui a demandé pourquoi il n’avait pas répondu quand le Chef de l’Etat l’avait appelé, il a rétorqué : Moi, je suis un soldat-Mon chef, d’après la Constitution en vigueur, c’était le Président du Conseil, de surcroît Ministre de la Défense. (…) Deux autres témoignages furent très éclatants. D’abord celui du capitaine Preira, qui commandait l’unité des parachutistes. Il nous a arrêtés ayant reçu directement des instructions du Chef de l’Etat, par-dessus la tête du Président du Conseil et Ministre de la Défense que j’étais. Ce témoignage de Preira était assurément capital. Il en sera de même de celui de Dé Momar Gary, un de nos meilleurs officiers, mort, par la suite, par accidentellement, dit-on. Après ces témoignages, ce sera le réquisitoire du Procureur Général Ousmane Camara. Ce dernier affirma : “Mamadou Dia a commis une faute, mais il doit bénéficier de circonstances atténuantes”. (…) Non seulement il avait reconnu les circonstances atténuantes, mais, mieux encore, pour Ibrahima Sarr, il avait demandé l’acquittement. (…) En vérité, ce qui a valu à Ibrahima Sarr, sa condamnation, c’est qu’il avait refusé de s’associer au complot qui était préparé contre moi depuis déjà plusieurs mois. Senghor, en effet, à Paris, lui avait fait part de son intention de se séparer de moi. Naturellement, l’accueil d’Ibrahima Sarr a été tout à fait défavorable. C’est ce dernier qui me l’a raconté, et certains de nos camarades peuvent en porter témoignage. Après le Procureur, nos avocats ont plaidé. Tous, sans exception diront à propos de l’article 24 de la Constitution, que si le Président de la République est le chef des armées, il ne lui est pas permis, pour autant, d’en disposer, car celles-ci sont sous l’autorité directe de l’exécutif qu’incarnait le Président du Conseil. Or, le Chef de l’Etat s’en est servi avant que la rupture ne soit définitive entre lui et ce dernier. La plaidoirie de Me Wade se tenait sur le plan juridique. Il dira, en particulier, après une argumentation brillante, après avoir lancé à l’adresse du Procureur : “…Dans le contexte du régime politique en vigueur dans notre pays, le Président du Conseil, par les mesures qu’il a prises n’avait fait qu’appliquer les devoirs inhérents à se charge”. (…) En substance, j’ai déclaré devant le tribunal que “c’est le parti qui désignait les députés. Le Président de la République était un candidat présenté par le parti… Le Chef du Gouvernement, également, était présenté par le parti. C’est, investi de confiance pour former le Gouvernement que je me suis présenté à l’Assemblée nationale, avec un programme de Gouvernement pour demander un vote d’investiture. C’est cela, ai-je rappelé, la primauté du parti qui avait cours jusque-là, à tous les niveaux. Mais voilà qu’un jour je me trouve, pendant que nous étions en pleine crise, en pleine discussion, en présence d’une motion de censure déposée par un groupe de députés. Et ce, en dehors du cadre du parti, en dehors des instances du parti. Donc, il y avait une rébellion. (…) Devant cette situation, j’ai estimé, disais-je, qu’il fallait saisir le parti. J’ai demandé une réunion du bureau en vue d’une convocation du Conseil national. (…) On se réunit, le parti me donne raison, accepte ma requête de convoquer le Conseil national. C’est alors que des camarades députés au nombre de quarante et un, après avoir participé à la réunion du bureau et pris connaissance de sa décision, se réunissent en cachette, avec le Chef de l’Etat, Secrétaire Général du Parti, pour décider de passer outre la décision, de rendre sans objet le Conseil national déjà convoqué et de tenir la séance pour voter la motion de censure. C’est là-dessus que je suis intervenu pour éviter que le parti soit mis devant le fait accompli. J’ai tout de suite pris les dispositions pour fermer l’Assemblée, empêcher qu’elle puisse se réunir. Voilà ce que vous appelez tentative de coup d’Etat de Mamadou Dia. (…) En réponse à la question rituelle sur une dernière déclaration, j’ai dit : “il ne me reste plus qu’à attendre, avec sérénité, le jugement de la Haute Cour. Je considère que les faits qui me sont reprochés ne sont nullement justifiés. Si ma condamnation devait servir mon pays, j’accepte d’avance cette condamnation, mais, en souhaitant que mes amis qui me sont restés fidèles soient, au moins, épargnés. “Je remercie Dieu : …(…) le sang sénégalais n’a pas été versé. Mamadou Dia : déportation perpétuelle, dans une enceinte fortifiée. Ibrahima Sarr, Joseph Mbaye et Valdidio Ndiaye, vingt ans de détention criminelle, Alioune Tall : cinq ans d’emprisonnement et dix ans d’interdiction de droits politiques.”